Cette perspective commande une pleine valorisation du support spatial et du point d’ancrage de tout potentiel et des ressources de tous ordres, que constitue le territoire qui doit être la « brique de base » à partir de laquelle le continent va définir sa vision du développement, arrêter sa stratégie, mobiliser ses ressources et puiser l’essentiel des moyens de réalisation de son projet de modernité économique et sociale. Elle interroge le territoire comme pilier fondamental de la gouvernance en Afrique, et introduit le paradigme du développement endogène.
La genèse du développement des pays riches et des pays aujourd’hui dit émergents montre bien qu’ils ont d’autant mieux valorisé leur « être profond » et leurs atouts réels grâce à leur option fondamentale de développement endogène. Ces expériences réussies ont fondamentalement confirmé que les voies du développement sont nécessairement balisées par les principes d’enracinement et d’ouverture. Ces principes révèlent à leur tour les liens dialectiques entre « endogène », « territoire » et « développement ».
Dans le fond, une des clés de réussite du Continent résiderait donc dans sa conscience et sa volonté de définir le sens et les orientations de son projet de développement en partant de ses réalités endogènes, notamment de sa « capacité à se développer » c’est-à-dire de son potentiel, et de sa « capacité de se développer » c’est-à-dire les ressources immédiatement mobilisables et la stratégie devant mener à l’éclosion du potentiel. Dans le même temps, elle doit réaliser les interdépendances avec le monde extérieur dans le cadre de relations fécondantes, justes et sélectives. L’Afrique doit s’ouvrir - mondialisation oblige - en privilégiant les formes de coopération et le partenariat, fondées sur l’équilibre des intérêts et l’équité. Si alors les États et l’Afrique doivent penser et réaliser le développement, l’endogène sera immanquablement leur outil conceptuel et opérationnel : « le développement africain sera endogène ou ne sera pas ».
En réalité, l’ingénierie et la mise en cohérence des politiques et des interventions sur le territoire supposent que les États – et le Continent – se soient préalablement et collectivement accordés sur la place et sur le rôle du territoire dans leur projet de modernité - et précisément sur le modèle de développement économique qu’ils souhaitent et qu’ils définissent par et pour eux-mêmes. Elles interpellent également l’articulation harmonieuse et pertinente des acteurs, des ressources et de l’environnement aux différentes échelles territoriales. Dès lors, il devient nécessaire d’inventer de nouvelles modalités pratiques pou lier et harmoniser les visions et les interventions au sein des territoires, mais aussi entre les différents niveaux territoriaux. La question principale est simplement de savoir comment se mettre ensemble, fédérer les énergies et mutualiser les moyens sur le territoire – et entre territoires – pour atteindre des objectifs communs de développement, notamment économiques.
La pauvreté est multidimensionnelle en Afrique, mais il y a lieu de considérer particulièrement la pauvreté monétaire. Il en découle des difficultés persistantes pour les populations à accéder aux systèmes financiers pour activer leurs savoirs et savoir-faire ou pour en acquérir. Or, le développement d’activités économiques porteuses, et en conséquence l’amélioration de leurs revenus, est un impératif pour que les populations puissent enfin bénéficier de meilleures conditions et de cadre de vie décent.
Sous ce rapport, la monnaie constitue une réelle contrainte dans la mesure où l’accès aux systèmes financiers classiques est tout simplement verrouillé à la grande majorité des acteurs économiques et des entrepreneurs potentiels. Surtout, les modes traditionnels de financement du développement ont posé encore plus de difficultés à l’Afrique. L’endettement et l’aide publique au développement ont naïvement capturé, et durablement installé l’Afrique dans le piège de la dépendance, et donc dans le cercle vicieux de la pauvreté.
Pourtant, les ressources financières sont essentielles dans l’opérationnalisation du processus de développement territorial. C’est dire que leur consistance est nécessairement corrélée à la vocation du territoire, et subséquemment à l’ampleur des ambitions qu’il devrait porter désormais. Pour promouvoir particulièrement le développement économique local, il faut par exemple engager une politique de dotation des territoires en équipements structurants, soutenir les investissements et accompagner l’émergence et la consolidation d’un secteur privé ancré dans le territoire. C’est aussi appuyer et accompagner la productivité des différentes filières et l’exploitation des ressources, ou encore les porteurs de projets. Toutes interventions qui buteraient sur les systèmes financiers classiques. C’est enfin encourager le travail et la circulation des biens à l’échelle de plus petites communautés que les États.
C’est pourquoi, il faut aujourd’hui inventer - ou consolider - des modes innovants de financement du développement territorial, comme les monnaies locales, la micro-finance, l’économie sociale ou solidaire pour la prise en charge de ces énormes besoins d’investissements sur la longue durée, sans compromettre l’éclosion du potentiel des territoires et le développement des activités économiques y afférent.
L’économie populaire met en évidence des dimensions propres au contexte de crise des pays du Sud, notamment les pays d’Amérique latine et d’Afrique, avec notamment la précarité des populations, l’atonie du secteur moderne, la déficience des services publics, le secteur public peu concurrentiel, les résultats mitigés des stratégies de développement, extraversion de l’économie, la dépendance extérieure, l’urbanisation sans développement…
En Afrique, cette crise multiforme témoigne de l’épuisement des modes de régulation qui ont guidé jusqu’à présent les options de développement. Elle renseigne sur le décalage entre le cadre de référence des institutions publiques et les choix de société promus par les populations. Toutefois, elle a contribué à libérer l’espace public jusque-là dominé par un État omnipotent, et a favorisé une plus grande affirmation des autres acteurs, notamment des acteurs sociaux déployant des initiatives diverses d’amélioration de leurs conditions de vie.
Ces initiatives émancipatrices consacrent aujourd’hui l’économie populaire déployée de l’intérieur des communautés de base comme une dynamique porteuse, complémentaire à l’économie officielle entièrement soumise à la logique marchande. L’économie populaire contribue ainsi à améliorer les conditions de vie des populations locales et à faire reculer la pauvreté, à travers une multitude de micro-activités génératrices de revenus. Elle exprime, sous ce rapport, une appropriation endogène de l’économie qui n’est pas nouvelle, mais dont la redécouverte constitue, à la fois, une réponse à l’atonie du secteur moderne et formel, la disjonction entre normativité officielle et pratiques populaires ainsi que la prolifération incontrôlable du secteur informel. L’économie populaire fait du territoire un construit social.
Dans un tel cadre, l’économie populaire ne saurait être assimilée ni à une innovation contemporaine majeure, ni à une simple survivance de pratiques traditionnelles, Elle constitue un mode de production économique, à part entière, parfaitement maîtrisé par la société traditionnelle africaine. Elle se révèle être un des lieux de reconstruction d’une « modernité africaine » en rupture avec le caractère extraverti des pratiques des institutions publiques, des élites locales et des bailleurs de fonds. En cela, elle doit intégrer les nouvelles réflexions sur le développement communautaire et territorial. Il faut donc réduire le décalage entre la contribution de l’économie populaire à la revitalisation des communautés et des territoires défavorisés, et sa marginalisation sociopolitique actuelle.
En Afrique, cinquante ans après les indépendances, le constat global qui s’impose est que la fourniture de services publics est toujours caractérisée par des insuffisances chroniques, avec des déséquilibres sociaux et territoriaux sans cesse grandissants. L’inefficacité et l’inadéquation des modes actuels de régulation de l’offre de services publics de base constituent un grave sujet de l’heure. Si le défi majeur du développement est le bien-être des populations, l’une des réponses consistera dans la capacité des pouvoirs publics à offrir aux populations des services publics de base, en quantité et en qualité.
Fondamentalement, la crise de la gouvernance – qui est au cœur du sous-développement de l’Afrique – est un facteur déterminant de la crise du service public. Dès lors, il est illusoire de penser que les changements attendus dans la délivrance de services aux populations se produiront simplement par le fait d’experts, la révision des organigrammes et des procédures, ou le relookage de façade des administrations. Plus que cela, ces changements interpellent, entre autres, le sens et la finalité de l’action publique, sur l’intelligibilité et l’appropriation collective du service public, sur les différents acteurs et leur rôle respectif, sur les interdépendances à assumer et les articulations à bâtir. En somme, ces changements attendus commandent de s’intéresser à la gouvernance du service public.
Pour répondre aux aspirations de l’ensemble des populations, il est donc nécessaire de développer de véritables projets de territoires, capables d’articuler les visions, les moyens et les actions de coopération des acteurs aux différentes échelles – internationale, régionale, nationale, locale.
La mise en œuvre de projets de territoire, fondés sur la notion d’intérêt partagé et l’implication active de tous les acteurs, permettrait d’aller au-delà des lignes de partage qui souvent apparaissent comme des « frontières ». Et l’appropriation collective du territoire et du service public par les habitants se construirait alors de manière dynamique, au fur et à mesure que celui-ci leur apparaît par les actions qui sont menées dans le respect des « principes de Yaoundé ».